L'article du MONDE du 31 Mai 2006

Affaire de la Josacine : Jean-Marc Deperrois va être libéré

Dans sa prison du Val-de-Reuil (Eure), Jean-Marc Deperrois, 55 ans,
a reçu la confirmation de
la mesure de libération conditionnelle
qui avait été prononcée le 6 avril en sa faveur par le tribunal d'application des peines d'Evreux, après près de douze ans de détention.

M. Deperrois, qui pouvait prétendre à une telle mesure, ayant effectué plus de la moitié de sa peine, est un détenu d'un genre particulier: un condamné plausiblement innocent. C'est du moins ce qu'il est possible de déduire d'une décision du tribunal correctionnel du Havre, qui eut à réécouter, en septembre 2005, les principaux témoins de l'affaire qui valut à cet homme d'être condamné à vingt ans de réclusion criminelle pour un crime qu'il a toujours affirmé n'avoir jamais commis.

Le 11 juin 1994, Emilie Tanay, 9 ans, décédait vers 22 h 30 à l'hôpital du Havre d'une ingestion de cyanure. Deux heures auparavant, une équipe du service médical d'urgence (SMUR) de Lillebonne (Seine-Maritime) était intervenue à Gruchet-le-Valasse au domicile de Sylvie et Jean-Michel Tocqueville, chez qui l'enfant était gardée ce soir-là.

En 1997, au procès de M. Deperrois, il avait été expliqué aux jurés que l'enfant était morte d'avoir absorbé un médicament empoisonné. Du cyanure avait été retrouvé dans un flacon de Josacine, un antibiotique à usage principalement pédiatrique, qui avait été prescrit à l'enfant. Selon le dossier établi par l'instruction, Emilie Tanay avait été la victime d'une affaire assez inédite : un crime passionnel raté, avec erreur sur la victime. Amant d'un soir de Sylvie Tocqueville, M. Deperrois aurait voulu supprimer son mari Jean-Michel en versant une solution de cyanure dans le médicament dont il aurait pensé, à tort, qu'il lui était destiné.

A l'audience, outre la fragilité du scénario, le faisceau de présomptions qui pesait sur l'accusé n'avait pas convaincu:

De son côté, M. Tocqueville avait raconté sa version des faits, telle qu'elle avait été consignée par les gendarmes saisis du dossier, avec un léger décalage, deux jours après le drame : la petite Emilie, selon lui, avait pris son médicament, l'avait trouvé mauvais et s'était "précipitée au robinet pour se rincer la bouche". Au médecin de l'hôpital, l'homme avait parlé de "brûlures", dont l'enfant s'était plainte, ce qui avait été consigné dans le rapport d'hospitalisation. Elle avait craché, voire vomi, avait-on dit devant la cour d'assises.

Or, cités comme témoins lors de différents procès en diffamation, et notamment au Havre en septembre 2005, tant l'infirmier anesthésiste que le médecin du SMUR ont infirmé la version de M. Tocqueville, qui avait servi de base à l'enquête initiale. Ils ont expliqué qu'il ne leur avait jamais été dit qu'après avoir pris son médicament, l'enfant s'était précipitée au robinet, a fortiori que celle-ci avait craché, voire vomi, ni qu'elle se fût plainte de brûlures. "Rien ne nous a été dit d'anormal sur ce flacon", a témoigné l'infirmier.

L'équipe médicale a expliqué que les précisions alarmistes de M. Tocqueville, si elles avaient été formulées, les auraient orientés vers une intoxication par voie orale et non sur la piste d'une rupture d'anévrisme, qu'ils avaient suivie faute d'informations. Ils avaient posé plusieurs questions - "Il a fallu que j'insiste beaucoup", a dit le médecin - et ce n'est qu'incidemment qu'il fut fait mention de la Josacine et de ce que l'enfant lui avait trouvé un mauvais goût - un fait, somme toute, alors peu inquiétant: comme nombre d'enfants, Emilie n'aimait pas prendre ses médicaments.

A l'issue d'une contre-enquête venant à l'appui de la révision du procès de M. Deperrois, source des procès en diffamation, "Le Monde" avait suggéré en 2002 qu'Emilie Tanay avait pu ne pas être la victime d'un crime passionnel raté mais d'une ingestion de cyanure accidentelle, qui se serait produite au domicile de M. Tocqueville et que celui-ci aurait camouflée a posteriori, en versant le toxique dans le flacon de Josacine, qui avait été réclamé, à toutes fins utiles, en l'absence d'explications au décès de l'enfant (Le Monde daté 24-25 novembre 2002).

L'hypothèse, jamais envisagée par les enquêteurs, a été jugée "plausible" par le tribunal du Havre, en novembre 2005, celui-ci relevant que la matérialité des faits avancés à l'appui de la contre-enquête était avérée (Le Monde du 23 novembre 2005).

A la suite du tribunal, la cour d'appel de Rouen (dont la décision a fait l'objet d'un pourvoi en cassation) a constaté, en mars, au vu des pièces de l'instruction et des témoignages recueillis, que "les déclarations des époux Tocqueville sur les circonstances de la prise du médicament (…) ont varié et ont été divergentes dans le temps". Elle a relevé qu'avant d'être apporté à l'hôpital, le flacon de Josacine était bien resté une heure, seul, en présence de M. Tocqueville et de son ami Denis Lecointre, un laborantin dans un laboratoire pharmaceutique, duquel, a-t-elle également noté, "il ne lui était pas impossible de sortir du cyanure", étant entendu qu' "il n'était pas exclu qu'il ait pu en confier à Jean-Michel Tocqueville" (ce que M. Lecointre conteste avoir fait).

Enfin, la cour a estimé que des écoutes téléphoniques entre ces deux hommes, qui n'ont jamais donné lieu à la moindre interrogation des enquêteurs, "laissent penser que Jean-Michel Tocqueville a pu mettre un produit dans le flacon de Josacine". Dans ces écoutes, interceptées cinq jours après le drame, Denis Lecointre prévient effectivement son ami : "Tu vas passer à la télé, toi, avec ton produit qu't'as mis dans la Josacine", et ce, au moment où les télévisions annoncent qu'une information judiciaire a été ouverte pour savoir quand, comment et par qui une substance toxique a pu être introduite dans le médicament.

En 2001, un expert près la Cour de cassation avait vivement contesté les résultats des premières expertises et ses travaux avaient étayé, en vain, une première requête en révision. Les témoignages de l'équipe du SMUR, qui n'avait jamais eu connaissance de la version des faits de M. Tocqueville, sont versés au soutien de la seconde, ainsi qu'une nouvelle expertise, menée par le CNRS, qui conclut que l'adjonction de cyanure à de la Josacine provoque un dégagement de gaz ammoniac à forte odeur, en une heure. Or, si M. Deperrois, selon l'accusation, est censé avoir empoisonné le flacon peu avant 17 heures, ni l'infirmier du SMUR qui l'a examiné peu avant 21 heures, ni le personnel de l'hôpital, qui l'a regardé vers 23 heures, n'ont enregistré la moindre mauvaise odeur en le reniflant. Le flacon aurait ainsi été empoisonné dans l'heure précédant sa remise à l'hôpital.

En 1994, le juge d'instruction avait bien demandé au seul expert ayant manipulé le flacon empoisonné de faire toutes constatations utiles sur l'odeur. Mais l'homme de l'art, sur ce point, n'a jamais répondu.

Jean-Michel Dumay

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